Ce qui se joue dans la salle de bains
L’une des difficultés premières, à l’adolescence, est de voir changer son corps de façon radicale. Alors que l’apparence physique devient un critère identitaire fondamental, la quête de soi se vit le plus souvent entre désir et rejet, appréhension… et pudeur corporelle. Que se joue-t-il entre les ados et leurs corps ? Explications.
Deux heures. C'est le temps que passe en moyenne, chaque matin, Gérôme dans la salle de bain. Le jeune homme n'a pourtant que 16 ans. « Mais le souci de séduire, nous dit-il, représente quelque chose de très important pour moi. C'est dans mes gènes. Je suis, je crois, par nature, quelqu'un d'extrêmement coquet... ».
Je me regarde donc je suis
Oui. Mais si Gérôme est d'un naturel coquet, il se situe à un âge où « se regarder » prend un sens particulier. Passage d'une identité première, acquise entre père et mère, à une identité seconde, fondée sur l'auto-érotisme et l'auto-reconnaissance, l'adolescence équivaut à une phase capitale de redéfinition et d'affirmation de soi. « Face aux transformations pubertaires qui interrogent, explique ainsi le psychiatre Marc Rantier, le besoin de contempler de près son corps en mutation s'exprime souvent de façon radicale et excessive ». Suis-je normal ? Que vais-je devenir ? Pour apaiser cette « boulimie du moi », obsédante, déphasante, la salle de bain devient donc, en somme, le lieu idéal... « la planque stratégique par excellence ». Directement liée à l'hygiène, au corps, le jeune y apprend à se découvrir en toute pudeur pour devenir, peu à peu, propriétaire de lui-même.
Le Complexe du homard
Reste ensuite que si cette découverte de soi, de ce soi en devenir, apparaît comme une tentative logique de se (re)connaître, elle se vit souvent comme une épreuve plus ou moins difficile à surmonter. « En ce qui me concerne, raconte Viviane, 20 ans, sortie depuis peu de ce qu'elle même nomme l'âge du qui suis-je, ado je passais le plus clair de mon temps à rechercher dans le miroir tous ces petits boutons qui me défiguraient. Mon image me déplaisait. Mon corps changeait et je vivais ce changement comme un renoncement. J'abandonnais ma coquille d'enfant, garante d'une certaine sécurité affective, pour me revêtir d'une nouvelle enveloppe, étrangère à moi-même ».
Ce stade transitoire qui annonce une rupture d'équilibre entre deux états – enfant et adulte –, Françoise Dolto l'enfermait sous le nom de « complexe du homard ». « Comme les homards qui perdent leur carapace, affirmait la psychanalyste et pédiatre, à l'adolescence, on guette dans le miroir le surgissement de soi-même. On se sent comme un appartement en chantier où il n'y a pas un seul petit coin tranquille pour se reposer. On est en pleine évolution. A l'intérieur comme à l'extérieur ».
L'image rêvée de soi
Pas évident donc, dans une telle période de transition et de « réaménageant de soi », de s'élaborer un socle psychologique stable. « D'autant, rajoute le psychologue Michel Lanier, que nous évoluons actuellement dans une société qui érige en norme le culte de l'apparence. Sans cesse martelés par les diktats occidentaux – essentiellement induits par les médias et le star system – les jeunes souffrent régulièrement d'une distance, sinon d'un écart considérable entre une image rêvée de soi et la réalité forcément différente ».Autrement dit, perdus entre le corps voluptueux et anorexique de la femme contemporaine et la silhouette virile de l'homme moderne, leur construction identitaire se vit, aujourd'hui plus qu'hier, sous pression.
Du corps valorisé au corps valorisant
Aussi, à ce niveau, une question s'impose : comme leur faciliter la tâche ? Comment transformer tout processus de refus et de dépersonnalisation en logique d'acceptation et d'amour de soi ? « En aidant simplement son enfant à mieux grandir, nous répond Nadia, mère de Noémie, 15 ans. En le mettant chaque jour en confiance... ».
Effectivement, si à l'adolescence le désir d'auto-reconnaissance est très puissant, l'estime de soi se construit aussi en fonction du regard des parents. « C'est donc en adoptant une attitude sécurisante et non-culpabilisante que ces derniers pourront amener leur enfant à mieux s'accepter », explique Marie Lecerf, thérapeute. Avant de conclure : « les adolescents sont un peu comme des fleures fragiles. Il faut leur faire preuve, au quotidien, d'amour inconditionnel pour éviter de les voir, au fil des jours, se faner... ».